Gros-Ventre » (qui désigne à la fois un oiseau tropical et un poisson), 16 canons, une centaine d'hommes. Son état-major était composé de compatriotes, amis et compagnons de route. Le commandant et le second du « Gros-Ventre », le lieutenant de vaisseau Louis DE SAINT-ALLOUARN et l'enseigne Charles-Marc DU boisguéhenneuc, Cornouaillais d'une noblesse d'ancienne extraction, tout comme lui, étaient cousins, et de la même génération, 34 et 32 ans (kerguélen en avait 38). (100) Le 1/V/1771, « le Berryer », gros navire marchand de 800 tonneaux, 50 canons et 300 hommes d'équipage, appareille de la rade de Port-Louis en Bretagne pour Port-Louis de l'île de France. Officiellement le voyage est de routine, ravitailler les Mascareignes en comestibles, munitions et objets nécessaires à la colonie ; mais il se murmure que M. DE kerguélen aurait été investi d'une mission moins terre-à-terre. La traversée se déroule sans anicroche ; le 20/VIII/1771, « le Berryer » arrive à bon port. (101) Mais kerguélen se rend à l'évidence : son bateau est bien trop lourd, trop inerte pour affronter les 40è rugissants ; il se rabat sur deux navires à l'ancre, « la Fortune » et « le Gros-Ventre ». Du 13/IX/1771 au 8/XII/1771, première mission exploratoire dans les parages septentrionaux de l'océan Indien, afin de reconnaître la nouvelle route proposée par l'enseigne GRENIER pour se rendre en Inde ; malade SAINT-ALLOUARN doit laisser le commandement du « Gros-Ventre » à DU boisguéhenneuc (102). Le commandant du « Gros-Ventre » n'avait sans doute pas récupéré de sa maladie de l'automne 1771 et c'est un officier diminué, vulnérable, qui s'enfonça dans les rigueurs du climat austral. (103) A quel moment SAINT-ALLOUARN est-il tombé malade ? DU boisguéhenneuc laisse clairement entendre que dès le départ de l'Ile de France, en janvier, son commandant était déjà souffrant. (104) Le 16/I/1772, les deux vaisseaux avaient quitté Port-Louis, le chef-lieu de l'île de France (l'île Maurice) et plongé vers la froidure, salués par intermittence par des escouades d'hirondelles de mer. Le 11/II/1772 au soir, ils sont en vue de deux îlots avants-coureurs, « illico » baptisés îles de la Fortune, kerguélen et ses compagnons ne doutaient pas qu'après ces vigies avancées, un continent immense et fabuleux les attendait. (105) Immense, pourquoi pas, les Kerguélen sont après tout aussi grands qu'un département français, la ligne de côtes qui se perdaient dans la brume pouvait faire illusion. Mais la fascination se plaça d'emblée sous le signe de l'inhospitalier. De hautes falaises rébarbatives, des glaciers qui dévalent jusqu'au rivage (en plein été !), une mer noire, nerveuse, une totale absence d'arbres, de la caillasse, un paysage minéral, un plateau sinistre au-dessus duquel, tels des volatiles de mauvaise augure, tournoyaient des oiseaux marins ; et ce vent, et ce froid... Comme terre de promission, on avait vu mieux. (106). Le 12/II/1772, les îles qui deviendront Kerguélen sont découvertes. (107). Après un mois de navigation dans l'inconnu des mers australes, l'expédition de M. DE kerguélen touchait au but, l'Eldorado était en vue, cette Terra Australia Incognita qui, depuis deux siècles, avait tant fait rêver. Le continent mythique, source de bien des fantasmes, s'étalait sous les yeux de 300 hommes d'équipage, vierge, fascinant, inquiétant. Le Breton Yves-Joseph DE kerguélen-TREMAREC pouvait savourer son bonheur ; sa géniale intuition que la terre australe, il fallait la chercher prioritairement... au sud, s'était avérée juste. (108) Il importait pourtant d'aller voir de plus près, la morne façade cachait peut-être de plus tendres recoins ; il convenait que les couleurs du roi flottent au plus vite sur la pierraille. Dans la chaloupe de « la Fortune », M. DE ROSILY devait être le premier à fouler le sol du nouveau monde ; mais, piètre manoeuvrière, la chaloupe faillit à sa mission ; et c'est le canot du « Gros-Ventre » qui, à l'improviste prit le relais, commandé par DU boisguéhenneuc. Comme l'enseigne tenait consciencieusement un journal de bord, il suffit de lui laisser la parole pour suivre pas à pas la prise de possession. (109) « Malgré le courage et la bonne volonté des canotiers et de quelques soldats », il leur fallut deux heures et demi pour arriver dans la baie - devenue du Gros-Ventre. « J'ai fait mettre à terre. En y arrivant, j'ai fait arborer le pavillon et pris possession au nom du roi mon maître en faisant crier trois fois Vive le Roi et tirer trois décharges de mousqueterie. L'endroit était couvert de mousse et de cresson sauvage. Le terrain y est très noir. La plaine peut avoir trois ou quatre lieues de long, tout près d'une demi-lieue de large. De là elle continuait entre deux collines à tribord en entrant. Cette plaine était couverte d'eaux causées vraisemblablement par des fontes de neige dont les montages sont couvertes. Dans le fond de la baie il nous a paru y avoir quelques arbres qui ne paraissent point hauts. Le rivage était couvert de pingouins de deux pieds à trois pieds de haut, beaucoup de lions et de loups marins. La facilité que nous avions d'approcher ces animaux prouve assez que cette partie de terre où j'ai descendu n'est point habitée. A peine étais-je à terre que j'ai été obligé de m'embarquer ». (110) Portrait du vice-amiral de ROSILY-MESROS (Dessin de MAURIN, de 1834), François-Etienne DE ROSILY, né à Brest en 1748, enseigne de 24 ans sur « la Fortune », fut chargé par kerguélen de débarquer sur les terres nouvellement découvertes. Mais la chaloupe de « la Fortune » ne résista pas aux assauts de la mer et ROSILY dut être accueilli sur « le Gros-Ventre ». (111) « DU boisguéhenneuc est le seul officier qui ait mis à terre à la France australe, qui en ait pris possession. Il a fallu le courage et la patience de l'équipage du canot pour venir à bout de cette entreprise ; la preuve la plus convaincante, c'est que la chaloupe de M. kerguélen, armée de quatorze avirons, n'a jamais pu gagner la terre ». Pas un mot sur le reste du voyage, les relevés systématiques le long des côtes australiennes, à croire que les progrès de la connaissance cartographique et topographique d'un continent pesaient peu face à une rocaille battue par les vents. (112) Fin de la première exploration des îles Kerguélen. Un quart d'heure de manchots, d'éléphants de mer et d'otaries, de neige sur fond noir, de Vive le roy cirés dans un désert de pierre et d'eau, d'immensité désespérante. Mais l'essentiel est accompli : le roi très-chrétien a désormais un fleuron supplémentaire à sa couronne. (113) DU boisguéhenneuc ne rendra pas compte de sa mission à kerguélen. Alors qu'il se frayait un chemin entre les otaries et les manchots, « la Fortune » et « le Gros-Ventre » se perdaient de vue, noyés dans la brume. Dans les jours qui suivent, la flûte et la gabare jouent à cache-cache, se cherchent désespérément, se ratent de peu, n'y voient goutte, essuient des giboulées de grêle et de neige. kerguélen, dont la mâture est chancelante et qui a perdu sa chaloupe, estime plus prudent de rallier l'île de France. Il ne reverra jamais son second, Louis DE SAINT-ALLOUARN (114). Perdu dans les brumes, kerguélen rebrousse chemin tandis que SAINT-ALOUARN continue vers l'Est et aborde la côte occidentale de l'Australie dont il prend possession au nom du roi. (115). Le 12/II, les Kerguélen sont découvertes, le 13 kerguélen a disparu. (116) Plusieurs jours et nuits durant, SAINT-ALLOUARN va multiplier les signaux, les fusées, les coups de canon, et brûler des amorces ; rien n'y fait, « la Fortune » demeure introuvable. « Le Gros-Ventre » a beau zigzaguer entre le cap Louis, le cap Bourbon, l'île de Boynes et l'îlot Solitaire, la flûte s'est volatilisée. Pour ne rien arranger, il se met à neiger et à grêler, les hommes grelottent, il devient urgent de se mettre sous des latitudes plus clémentes. Cap sur la Nouvelle-Hollande où kerguélen avait fixé rendez-vous à son second. (117) Dans un mémoire rédigé à son retour en France pour obtenir la croix de Saint-Louis, l'enseigne DU boisguéhenneuc prend soin d'indiquer que « la faible santé de M. DE SAINT-ALLOUARN l'ayant toujours tenu alité, il a presque seul commandé le vaisseau ». (118) Ainsi, dans l'épopée du « Gros-Ventre » les noms de SAINT-ALLOUARN et DU boisguéhenneuc doivent être étroitement associés, l'enseigne ayant secondé son lieutenant autant qu'il lui fut possible. (119) Dans son journal de bord, Charles DU boisguéhenneuc résume fort bien la situation : « Notre équipage diminuait notre espérance de pouvoir continuer nos découvertes ; plus de la moitié était sur les cadres avec de très gros rhumes et fluxions de poitrine. Nous sommes partis de l'île de France avec un équipage pour la plupart accoutumé aux voyages de Madagascar dans un climat fort chaud où d'ordinaire les matelots sont si mal vêtus qu'ils n'ont que la chemise qu'ils portent et un rechange. Cependant ces mêmes hommes qui exigeaient d'être vêtus avec précaution sont partis avec un simple paletot de drap vert doublé de toile bleue. Les bas de laine et les souliers, choses les plus essentielles pour les campagnes, ont été remplacés par des bas de fil et des escarpins à moitié brûlés que l'on a trouvés de rebut dans les magasins et qu'ils ont payés fort chers, malgré les représentations judicieuses qui ont été faites fondées sur l'impossibilité de pouvoir suivre des découvertes dans des mers et un climat aussi dur que l'Ostralie, en refusant généralement les choses les plus nécessaires pour y réussir. Car je regarde qu'il est indispensable d'ajouter au zèle et à la capacité d'un capitaine, un équipage muni généralement de tout ce qui lui est nécessaire pour soutenir les fatigues de la mer et du climat ». (120) Dès le 18 le temps s'est adouci au point que SAINT-ALLOUARN met bientôt le cap à l'est. Les oiseaux se raréfient, l'horizon est vide, une centaine de marins sous-équipés évoluent désormais seuls dans la vastitude océane. Six officiers les encadrent, dont le plus âgé, SAINT-ALLOUARN, a tout juste 34 ans et dont la moyenne d'âge est de 26 ans ! Une poignée d'hommes jeunes, soudés par une camaraderie de corps, d'âge, et même de parentèle, n'hésitent pas une seconde à braver l'inconnu. Ces hardis compagnons, pour peu que le destin leur en laisse le loisir, feront de belles carrières : l'enseigne François-Etienne DE ROSILY-MESROS et le garde Pierre DE SERCEY finiront vice-amiraux. (121) Le 26, au retour des loups de mer et des oiseaux leur donne de nouvelles espérances. Allaient-ils enfin aborder la mythique terre de Gonneville, du nom de ce navigateur de Honfleur qui en 1504 découvrit par le plus pur des hasards des rivages inconnus où il séjourna six mois, désormais identifiés comme le Brésil, mais qu'on continuait au XVIIIème siècle à assimiler à l'Australie ? (122) Aucune terre ne point au loin ; s'installe la monotonie des jours qui se suivent identiques, beau temps, mer belle. A partir du 8/III/1772, plusieurs nuits d'affilée, « le Gros-Ventre » tire des coups de canon, lance des fusées, brûle des amorces, des fois que kerguélen... SAINT-ALLOUARN n'avait pas abandonné l'idée de retrouver son chef et ne l'abandonnera pas de sitôt. Comment aurait-il pu soupçonner que ce 16/III où le second canonnier du « Gros-Ventre » criait « Terre ! », kerguélen arrivait à Port-Louis de l'île de France, une seule idée en tête, rallier la France au plus vite pour y annoncer sa découverte ? (123) 16/III/1772, SAINT-ALLOUARN a atteint les côtes de la Nouvelle-Hollande, en d'autres termes l'Australie. Le continent n'est pas inconnu ; deux ans auparavant, COOK avait pris possession de la côte orientale. Le littoral septentrional avait été reconnu par les Hollandais dès 1605, Dirk HARTOG avait atteint l'île du même nom en 1616, PELSAERT aperçu pour la première fois un kangourou en 1640, TASMAN découvert la Tasmanie en 1642. Des recherches récentes indiqueraient même que l'Australie fut fortuitement découverte en 1526 par un navire espagnol, « le Santos-Lesmes », commandé par Alonzo DE SOLIS (124). La côte occidentale avait été reconnue par des Espagnols, des Hollandais et des Portugais, mais aucun navigateur français n'y avait encore abordé. SAINT-ALLOUARN, qui s'est muni des dernières cartes disponibles, celle de 1753 de d'Après DE MANNEVILLETTE, savant cartographe installé à Hennebont, auteur du « Neptune français », et celle de 1765 de BELLIN, a reconnu le cap Leeuwin, à l'extrême sud-ouest du continent. « Le Gros-Ventre » mouille, l'équipage en profite pour pêcher « quantité d'excellents » poissons ; M. DE MINGAULT échoue à débarquer, mais s'approche suffisamment du rivage pour constater que loin d'être boisé, il « n'était autre chose que des falaises et des dunes de sable en terrain brûlé ; à peine vient-il des arbrisseaux ». (125) Décidément, ces terres australes n'ont rien de très engageant ; après les glaciers, le désert. La mer grossit, un vent violent se lève, cap au nord. Après dix jours de beau temps et de mer belle, le 28/III à deux heures et demi de l'après-midi, la côte est de nouveau en vue, aussi peu encourageant qu'au cap Leeuwin : des récifs inabordables ; les oiseaux eux-mêmes ont disparu ; « c'est le temps de la ponte » conclut DU boisguéhenneuc. (126) « Le Gros-Ventre » est en vue de l'île Dirk HARTOG et s'apprête à pénétrer dans la baie des Requins (Shark Bay), alors connue comme baie des Chiens marins. Encore des terres basses et sablonneuses, ponctuées d'arbrisseaux, bordées de récifs. Le 30, plusieurs officiers débarquent, MINGAULT d'abord, qui dès 8 heures du matin, part à bord du grand dinghy ; il est suivi à midi par DU boisguéhenneuc, accompagné de ROSILY et SAULX-MESNIL. Personne en vue, mais le second du « Gros-Ventre » conclut à l'existence d'autochtones : « sans avoir aucune connaissance d'habitants, nous eûmes cependant connaissance de trace humaine, quelques animaux que nous y avons trouvés, ressemblant à des maques (sic) (127), nous ont persuadés qu'on les chassait quelquefois par leur vitesse à s'échapper ». Ces bêtes bizarres qu'ils n'arrivent pas à identifier, « un chien qui fouillait la plage à la recherche d'oeufs de tortues », « un petit animal pourvu d'une queue », |
(100) DUIGOU (Serge) : L'Australie oubliée de SAINT-ALLOUARN - Ed. Ressac, 1989 - p. 3 (101) DUIGOU (Serge) : L'Australie oubliée de SAINT-ALLOUARN - Ed. Ressac, 1989 - p. 11 (102) DUIGOU (Serge) : L'Australie oubliée de SAINT-ALLOUARN - Ed. Ressac, 1989 - p. 11 (103) DUIGOU (Serge) : L'Australie oubliée de SAINT-ALLOUARN - Ed. Ressac, 1989 - p. 22 (104) DUIGOU (Serge) : L'Australie oubliée de SAINT-ALLOUARN - Ed. Ressac, 1989 - p. 22 (105) DUIGOU (Serge) : L'Australie oubliée de SAINT-ALLOUARN - Ed. Ressac, 1989 - p. 5 (106) DUIGOU (Serge) : L'Australie oubliée de SAINT-ALLOUARN - Ed. Ressac, 1989 - p. 5 (107) In Le Télégramme de Brest, 19/X/1989 (108) DUIGOU (Serge) : L'Australie oubliée de SAINT-ALLOUARN - Ed. Ressac, 1989 - p. 3 (109) DUIGOU (Serge) : L'Australie oubliée de SAINT-ALLOUARN - Ed. Ressac, 1989 - p. 5 (110) DUIGOU (Serge) : L'Australie oubliée de SAINT-ALLOUARN - Ed. Ressac, 1989 - p. 5-6 (111) DUIGOU (Serge) : L'Australie oubliée de SAINT-ALLOUARN - Ed. Ressac, 1989 - p. 24 (112) DUIGOU (Serge) : L'Australie oubliée de SAINT-ALLOUARN - Ed. Ressac, 1989 - p. 27 (113) DUIGOU (Serge) : L'Australie oubliée de SAINT-ALLOUARN - Ed. Ressac, 1989 - p. 6 (114) DUIGOU (Serge) : L'Australie oubliée de SAINT-ALLOUARN - Ed. Ressac, 1989 - p. 6 (115) In Le Télégramme de Brest, 19/X/1989 (116) DUIGOU (Serge) : L'Australie oubliée de SAINT-ALLOUARN - Ed. Ressac, 1989 - p. 11 (117) DUIGOU (Serge) : L'Australie oubliée de SAINT-ALLOUARN - Ed. Ressac, 1989 - p. 11 (118) DUIGOU (Serge) : L'Australie oubliée de SAINT-ALLOUARN - Ed. Ressac, 1989 - p. 22 (119) DUIGOU (Serge) : L'Australie oubliée de SAINT-ALLOUARN - Ed. Ressac, 1989 - p. 22-23 (120) DUIGOU (Serge) : L'Australie oubliée de SAINT-ALLOUARN - Ed. Ressac, 1989 - p. 11-13 (121) DUIGOU (Serge) : L'Australie oubliée de SAINT-ALLOUARN - Ed. Ressac, 1989 - p. 13 (122) DUIGOU (Serge) : L'Australie oubliée de SAINT-ALLOUARN - Ed. Ressac, 1989 - p. 13 (123) DUIGOU (Serge) : L'Australie oubliée de SAINT-ALLOUARN - Ed. Ressac, 1989 - p. 13 (124) DUIGOU (Serge) : L'Australie oubliée de SAINT-ALLOUARN - Ed. Ressac, 1989 - p. 15 (125) DUIGOU (Serge) : L'Australie oubliée de SAINT-ALLOUARN - Ed. Ressac, 1989 - p. 15 (126) DUIGOU (Serge) : L'Australie oubliée de SAINT-ALLOUARN - Ed. Ressac, 1989 - p. 15 (127) Des macaques ? |